
Par Basile Maytraud
Publié le 6 novembre 2023
Derrière les cartes postales
Lors de l'expédition Blue Hope, Basile a mené une enquête ethnographique sur la charpente de marine traditionnelle en Cornouailles. Il en a profité pour glaner des cartes postales typiques du bord de mer, qu'il envoie à son ami Clément pour lui raconter son voyage. Ces textes invitent à la découverte de la Cornouailles, de sa vie maritime passée et actuelle, tout en déconstruisant la vision idéalisée de la baie de Falmouth que renvoient ces cartes postales vendues dans les rues touristiques. Basile nous invite ainsi à aller voir derrière l'image d'Epinal pour découvrir les secrets insoupçonnés qui s’y cachent.

Cher Clément,
Je t’écris depuis la baie de Falmouth, où nous avons jeté l’ancre voilà une poignée de jours avec Hirondelle, après une traversée de la Manche au départ de Brest : 24h dans le ressac, et un vent de face qui allait mollissant. Une première étape britannique à Housel Bay, petite crique abritée de la Pointe Lizard, puis une journée de navigation supplémentaire pour atteindre Falmouth. C’est le port naturel en eau profonde le plus à l’Ouest de la Grande-Bretagne, position stratégique qui valut à la ville de lier un temps son destin à celui du commerce à la voile. Quand nous arrivons dans ce havre, nous comprenons, en louvoyant entre les grappes des esquifs au mouillage, qu’il subsiste ici une culture maritime vivante, qui se montre à nous, d’abord, par son expression la plus visible : il y a une chiée de bateaux ! Et pas des vedettes à moteur pour la pêche du dimanche ! Et pas des yachts d’oligarques vomissant leurs formes incongrues, amas foireux de plastiques et de chromes ! Non, des voiliers, en super état, par centaines, de part et d’autre du chenal qui suit la River Fal. Faut-il y voir un simple signe extérieur de richesse ? Est-ce la rançon d’une ville cossue, qui n’a pas tourné le dos à son estuaire, que de moucheter son littoral de coques clinquantes pour faire beau sur la carte postale ?
Les jours suivants, en observant le plan d’eau, on se rend bien compte que si ces bateaux sont impecc’, c’est parce qu’ils sont vivants, c’est-à-dire qu’ils naviguent. Certes, la plupart ont des coques modernes, en plastique. Mais celles-ci côtoient un nombre exceptionnel de bateaux bois, de facture traditionnelle, dont les lignes remontent plus loin dans le temps que celles de leurs cousins en fibre de verre. Leurs sillages, tracés dans la River Fal, révèlent des voies anciennes, connues de leurs aînés, et semblent plus profonds et mieux inscrits, comme si les flots s’ouvraient avec plus d’harmonie aux étraves ligneuses héritières qu’à celles hérétiques issues des dérives volontaires de l’industrie pétro-chimique.
Regarde ces « working boats », avec leurs « gaff sails » colorées, qui coiffent leur mâture. Il y en a toute une flottille ici, qui navigue et régate deux fois par semaine, et déploie des voilures amples pour attraper les meilleures risées. Enfin, ça c’est pour les beaux jours.
D’octobre à mars, ces mêmes embarcations revêtent des toiles bien moins amples, non plus de course, mais de travail, car elles sont occupées à une toute autre besogne : la pêche à l’huître sauvage, à la drague et à la voile. Le règlement local interdisant le moteur pour ce type d’activité, les pêcheurs d’aujourd’hui ont conservé cette pratique vieille de presque deux siècles. Et quand il n’y a pas de vent, ce sont sur des barques, les « oyster dredgers », et à la rame, que ces travailleurs de la mer traquent l’huître plate. Cette façon de faire a l’avantage de limiter les dommages annexes sur les fonds marins où fleurissent les huîtres, puisque ces petites dragues tirées à la main n’ont pas la puissance destructrice de leurs équivalents mécanisés. Et c’est aussi tout le savoir-faire lié à ces voiliers de travail, comment on les construit, les entretient, les manœuvre, qui continue de vivre.
Au Bartlett Center, le centre de documentation du Musée Maritime de Falmouth, j’ai rencontré Evelyn, une volontaire qui s’occupe de recevoir et d’aiguiller les personnes qui, comme moi, mettent le nez dans le patrimoine nautique pour flairer ce qu’il nous dit des changements d’époques. Son père était charpentier de marine. Il avait attrapé la vocation en grandissant sur la colline surplombant la baie, les fenêtres et les yeux grands ouverts sur la River Fal et les voiliers qui s’y trouvaient. Et puis pas n’importe lesquels ! Le célèbre Cutty Sark, le plus véloce des tea clippers anglais, avait Falmouth pour port d’attache. Evelyn me raconte que son père construisit, un jour, après la guerre, un « working boat », pour un médecin. Un chêne local, probablement issu des forêts de Carclew ou de Tregothnan, fournît l’essentiel de la structure et du bordé. Mais c’est un bois ouest-africain, l’iroko, qui fut utilisé pour la quille. Le maître-d’œuvre et son client allèrent ensemble chez un scieur de Portsmouth pour choisir la grume propice au façonnage de la colonne vertébrale du bateau. Lequel est toujours à flot de nos jours. Je ne connais pas son nom... Dis-moi si tu le vois sur les photos ! Evelyn était assez émue qu’on discute de son père. « C’était un vrai passionné », me dit-elle. « Il s’arrêtait souvent pour regarder les arbres et en apprécier les courbures. Il pointait une section qui lui plaisait et disait qu’il pourrait faire un beau genou avec ! ». Elle aurait bien voulu devenir charpentière de marine. Mais c’était pas pour les filles, à cette époque...
Hé, pardonne-moi si je te bassine avec mes histoires de bateaux ! Je voulais seulement donner du relief à ce que tu vois sur cette carte postale un peu désuète...
J’espère que le printemps à Paris n’est pas trop sec. Je t’envoie quelques brassées d’eau salée !
Ton ami,
Basile